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Paroles d’un capitaine

Nous voguions sur un de ces bateaux modernes qui fendent les flots superbement avec la vitesse de quinze à vingt nœuds à l’heure, et qui tracent une ligne droite de continent à continent malgré vent et marée. L’air était calme, le soir était doux et les étoiles s’allumaient une à une dans le ciel noir. On causait à la dunette, et de quoi pouvait-on causer si ce n’est de cette éternelle question sociale, qui nous étreint, qui nous saisit à la gorge comme la sphinge d’Œdipe. Le réactionnaire du groupe était pressé par ses interlocuteurs, tous plus ou moins socialistes. Il se retourna soudain vers le capitaine, le chef, le maître, espérant trouver en lui un défenseur-né des bons principes: «Vous commandez ici! Votre pouvoir n’est-il pas sacré, que deviendrait le navire s’il n’était dirigé par votre volonté constante?»

«Homme naïf que vous êtes, répondit le capitaine. Entre nous, je puis vous dire que d’ordinaire je ne sers absolument à rien. L’homme à la barre maintient le navire dans sa ligne droite, dans quelques minutes un autre pilote lui succédera, puis d’autres encore, et nous suivrons régulièrement, sans mon intervention, la route accoutumée. En bas les chauffeurs et les mécaniciens travaillent sans mon aide, sans mon avis, et mieux que si je m’ingérais à leur donner conseil. Et tous ces gabiers, ces matelots savent aussi quelle besogne ils ont à faire, et, à l’occasion je n’ai qu’à faire concorder ma petite part de travail avec la leur, plus pénible quoique moins rétribuée que la mienne. Sans doute, je suis censé guider le navire. Mais ne croyez-vous pas que c’est là une simple fiction? Les cartes sont là et ce n’est pas moi qui les ai dressées. La boussole nous dirige et ce n’est pas moi qui l’inventai. On a creusé pour nous le chenal du port d’où nous venons et celui du port dans lequel nous entrerons. Et le navire superbe, se plaignant à peine dans ses membrures sous la pression des vagues, se balançant avec majesté dans la houle, cinglant puissamment sous la vapeur, ce n’est pas moi qui l’ai construit. Que suis-je ici en présence des grands morts, des inventeurs et des savants, nos devanciers, qui nous apprirent à traverser les mers? Nous sommes tous leurs associés, nous, et les matelots mes camarades, et vous aussi les passagers, car c’est pour vous que nous chevauchons les vagues, et en cas de péril, nous comptons sur vous pour nous aider fraternellement. Notre œuvre est commune, et nous sommes solidaires les uns des autres!»

Tous se turent et je recueillis précieusement dans le trésor de ma mémoire les paroles de ce capitaine comme on n’en voit guère.

Élisée Reclus, 1894

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Au fait, c’est quoi cette histoire de 1er mai?

En 1884, les principaux syndicats ouvriers des États-Unis se donnent 2 ans pour obtenir la limitation de la journée de travail à 8 heures. Ils lancent leur revendication le 1er mai, début de l’année comptable pour beaucoup d’entreprises américaines. Le 1er mai 1886, une grève générale est largement suivie dans tout le pays. De nombreux anarchistes sont engagés dans ce combat, sans toutefois perdre de vue leur objectif ultime d’abolition du salariat.

À Chicago, la grève se prolonge. Le 3 mai, à l’usine McCormick, plusieurs ouvriers sont tués par la police et l’agence de sécurité Pinkerton au service du patronat. Cette ville compte de nombreux quotidiens libertaires, publiés dans les différentes langues des communautés immigrées. L’Arbeiter-Zeitung (le Quotidien du travailleur), de l’anarchiste August Spies, tire à 5800 exemplaires. Suite à la violente répression de la veille, il appelle à un rassemblement le 4 mai au Haymarket Square. Spies, ainsi que deux autres anarchistes, Albert Parsons et Samuel Fielden, prennent la parole. Il est 10 heures du soir et il pleut abondamment. La manifestation s’achève, la foule se disperse. Il ne reste que quelques centaines de personnes sur la place, quand 200 policiers surgissent et chargent la foule. Venue d’on ne sait où, une bombe est lancée sur les policiers, qui ripostent en tirant sur la foule. On compte une douzaine de morts dont 7 policiers.

Les autorités sont furieuses, il faut des coupables. Rapidement, 7 anarchistes sont arrêtés: August Spies, Samuel Fielden, Adolph Fischer, George Engel, Michael Schwab, Louis Lingg et Oscar Neebe. Quelques jours plus tard, en solidarité avec ses camarades, Albert Parsons se livre à la police, persuadé qu’on ne pourra le condamner puisqu’il est innocent.

Le procès s’ouvre le 21 juin 1886. Aucune preuve n’est établie contre aucun des accusés, cependant c’est là l’occasion de faire le procès du mouvement ouvrier. Le procureur Julius Grinnel déclare lors de ses instructions au jury: «Ces huit hommes ont été choisis parce qu’ils sont des meneurs. Ils ne sont pas plus coupables que les milliers de personnes qui les suivent. Messieurs du jury: condamnez ces hommes, faites d’eux un exemple, faites-les pendre et vous sauverez nos institutions et notre société.»

Le 19 août, tous sont condamnés à mort, à l’exception de Neebe qui écope de 15 ans de prison. Un mouvement de protestation international se déclenche. Les peines de Schwab et Fielden sont commuées en prison à vie. Quant à Spies, Engel, Fischer et Parsons, ils sont pendus le 11 novembre 1887. Lingg s’était suicidé la veille dans sa cellule. Les capitaines d’industrie sont invités à assister à la pendaison.

En 1889, en référence aux évènements survenus 3 ans plus tôt outre-Atlantique, le congrès socialiste international de Paris adopte le 1er Mai comme Journée internationale des travailleurs.

Les «martyrs de Chicago» sont finalement innocentés et réhabilités par la justice en 1893.

Le 1er Mai est récupéré en 1920 par les bolcheviques, en 1933 par les nazis, et en 1941 par le régime de Vichy qui lui retire toute dimension subversive en le renommant «Fête du travail».

«C’est pour avoir dit aux gens que la seule façon de sortir de leur misère était d’abord d’apprendre quels sont leurs droits que ces cinq hommes ont été tués. Ce qu’ils représentaient était un idéal très élevé et noble de l’humanité, et ils ont été pendus pour l’avoir prêché aux gens du peuple, qui étaient aussi prêts à les pendre, dans leur ignorance, que la cour et les procureurs l’étaient dans leur malice! C’étaient là des hommes qui avaient une vision plus éclairée des droits humains que la plupart de leurs semblables et qui, mus par de profondes sympathies sociales, souhaitaient partager leur vision avec leurs pairs en la proclamant sur la place publique.»
(Voltairine de Cleyre)

«Le jour viendra où notre silence sera plus puissant que les voix que vous étranglez aujourd’hui.»
(Dernières paroles d’August Spies sur la stèle du cimetière de Waldheim à Chicago.)

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La grève de la Damm

« Papé Gregorio se remémorait souvent ces grèves et la répression implacable qui suivait. Il m’expliqua comment les militants de la CNT organisèrent la Résistance. Parmi les conflits qu’il évoquait souvent, il y avait la grève de la Canadiense. Ce fut une lutte épique que la CNT gagna. Dans ses évocations, un autre conflit revenait régulièrement. La façon dont il en parlait me laisse penser qu’il y avait été plus impliqué qu’il ne le laissait entendre. C’est surtout la manière dont cette grève fut conduite par les militants de la CNT qui m’impressionna. Il s’agissait de la huelga de la Damm. Cette grève eut lieu quelques années après celle de la Canadiense. Pour lui, elle était exemplaire car tous les militants anarchistes et tous ceux de la CNT de Catalogne, depuis la base jusqu’au sommet, s’y impliquèrent.

La Damm était une des plus importantes brasseries de Catalogne. Les usines se trouvaient dans la proche banlieue de Barcelone. Les ouvriers revendiquaient des augmentations de salaire et de meilleures conditions de travail. Un conflit somme toute on ne peut plus banal. La famille Damm, propriétaire de l’entreprise, avait une réputation de patron de combat. Elle déclarait à qui voulait l’entendre qu’elle ne négocierait jamais avec la CNT. Fidèle à sa réputation, elle répondit à la grève en licenciant les supposés meneurs et en procédant au lock-out pour casser le mouvement. Ensuite, elle embaucha des esquiroles − des jaunes du Sindicato libre.

Pendant plus d’un mois, les bagarres entre les grévistes et les esquiroles furent quotidiennes. Les camions qui sortaient de l’usine chargés de bière furent régulièrement attaqués. Les forces de l’ordre essayèrent, tant bien que mal, d’assurer leur protection. L’attitude arrogante et provocatrice de la famille Damm, qui refusait de négocier avec le comité de grève composé dans sa totalité de membres de la CNT, donnait au conflit une valeur de symbole. Il en allait de sa crédibilité. Après plus d’un mois de lutte, le comité de grève fut obligé de constater que le mouvement se trouvait dans une impasse. Une réunion fut organisée par les dirigeants de la CNT catalane entre les membres du comité de grève, les dirigeants du Syndicat des garçons de café et les responsables des groupes d’autodéfense, afin de réfléchir à la situation.

Cette lutte fut longue, et les ouvriers, avec leurs maigres salaires, ne disposaient pas d’économies pour continuer le mouvement. Pour soulager les familles, les enfants des grévistes furent bien souvent envoyés dans des familles de compañeros qui n’étaient pas impliqués directement dans le conflit. Mais les caisses de solidarité ne pouvaient plus répondre aux besoins des ouvriers en lutte. Au cours de cette réunion, deux décisions d’importance furent prises. La première concernait la reprise du travail ; celle-ci se ferait dans les conditions fixées par l’entreprise. Ce repli laisserait croire aux dirigeants de la Damm et au patronat catalan qu’ils avaient vaincu la CNT. La seconde était la continuation de la lutte en déclenchant le boycott généralisé des bière Damm. Tous les militants de la CNT devaient prendre part à cette phase du conflit. En premier lieu, les garçons de café devaient, si le rapport de force le leur permettait, interdire sur leur lieu de travail la vente des bières de cette marque. Dans le cas contraire, il leur fallait le signaler aux groupes d’autodéfense qui, eux, se chargeraient de faire appliquer le boycott. Les militants de la CNT, quant à eux, devaient, lorsqu’ils allaient dans les cafés, refuser les bières produites par la Damm et signaler à l’organisation les bars qui en proposaient. Les membres des groupes d’autodéfense devaient alors entrer en action.

Dès la reprise du travail, le boycott commença. Si, au début, les dirigeants de l’entreprise crurent à un baroud d’honneur, ils durent rapidement déchanter. Les camions qui sortaient de la brasserie continuaient à être systématiquement attaqués. Lorsque les membres des groupes d’autodéfense réussissaient à coincer un camion, ils faisaient descendre le chauffeur et y mettaient immédiatement le feu avec des bombes incendiaires. Quant aux établissements qui ne pratiquaient pas le boycott sur information des garçons de café ou des militants, ils étaient attaqués par des commandos et totalement détruits. Pendant plusieurs mois, plus une seule goutte de bière de la Damm ne fut consommée à Barcelone et dans toute la Catalogne. La police eut beau prêter son concours à l’entreprise pour casser le mouvement, rien n’y fit. L’agitation prenait de plus en plus d’ampleur. Les patrons de café qui n’avaient pas subi l’action des commandos de la CNT, par crainte de se voir pris pour cible, refusaient de vendre cette bière.

Dans l’incapacité d’arrêter le boycott, les dirigeants de la Damm furent bien obligés de négocier avec la CNT. C’était une première victoire. Les termes de la négociation, après plusieurs mois de conflit ne furent plus les mêmes. Dépassés, ceux qui avaient été à l’origine de la grève ! La seconde victoire fut plus éclatante encore puisqu’il s’agissait, ni plus ni moins, que de faire payer à l’entreprise les arriérés liés aux conflits antérieurs. Aux augmentations salariales et à l’amélioration des conditions de travail, il fallut ajouter la réintégration de tous les militants licenciés. Pas seulement ceux du conflit qu’elle venait de vivre, mais aussi ceux qui l’avaient été dans les luttes précédentes. Cette victoire montrait clairement, tant au patronat catalan qu’à l’ensemble du patronat espagnol, qu’il faudrait dorénavant compter avec la CNT. »

Floréal Cuadrado, Comme un chat, pages 574 à 576.